La diffusion des grès du Domfrontais à la fin du Moyen Âge (XIVe-XVIe siècles)
- Mortainais Domfrontais
Les premiers temps de la diffusion des grès du Domfrontais à la fin du Moyen-Âge (XIVe-XVIe siècles)
Le succès du grès à partir du début du XIVe siècle, ne s’explique pas seulement par ses qualités esthétiques (couleur et sonorités métalliques) ; l’aptitude des pots de grès à la conservation des aliments en font des vecteurs majeurs du commerce des produits périssables (graisses, viandes). L’émergence de sa production s’échelonne tout au long du XIVe siècle dans plusieurs régions : Beauvaisis et Domfrontais puis Bessin, Cotentin, Alsace, Puisaye et Berry. Les productions bien identifiées de certaines régions (Beauvaisis, Centre) sont très variées : pot de conserve, tèle à lait, service des liquides (pichets, coupelles, gourdes), petits pots pour préparations d’apothicaire (albarelle).
En ce qui concerne le Domfrontais, ce qui suit est une première tentative de synthèse de la diffusion de la production en s’interrogeant sur les formes qui ont circulé.
Les textes sont peu explicites
Repérer la présence de récipients en grès dans les habitats du Moyen Âge est une tâche quasi impossible à partir des sources écrites, en particulier dans les inventaires après décès. En effet, les objets de terre cuite ne sont pas inclus dans les listes établies par ces documents, sauf par des vocables peu explicites lorsqu’ils contenaient quelque chose : « potée de beurre », « escuele de suif », « pot de vin ». Ces absences sont sans doute liées à leur faible valeur, à leur caractère « jetable », souvent renouvelés ; D. Alexandre-Bidon a clairement exposé qu’une famille noble des XIVe-XVe siècles consomme entre 10 et 30 pots par semaine. Les tessons de la vaisselle cassée finissent sur les terres en labour après une première évacuation dans les latrines, les fosses à ordures ou sur les tas de fumier. Lorsqu’ils sont mentionnés, c’est que leur décor présente un caractère luxueux comme ce « godez de Beauvez garny d’argent »appartenant au roi Charles VI. Plus tard, aux XVIe-XVIIIe siècles, les mêmes inventaires ne signalent que les terres cuites de luxe (faïence, porcelaine) et les récipients en métal (fer, bronze, cuivre) alors que le matériau des divers pots relevés dans la cuisine et ses annexes n’est pas toujours mentionné.
C’est dans les registres d’achats d’équipement pour la cuisine et la table que les « pots de terre » apparaissent mais sans beaucoup plus de précisions. Notons cependant ces « pots de terre verts », « pots de Beauvais » et « pots de Tallevende à mettre beurre » achetés par l’abbaye de Montivilliers ou l’archevêché de Rouen en 1456, 1448 et 1473. La désignation « de Tallevende » (un village près de Vire) est mal élucidée.
Les grès du Domfrontais
Il faut s’en remettre aux données fournies par l’archéologie qui livre un large éventail de sites (châteaux et manoirs, sites urbains et ruraux). Leur grand intérêt est d’informer sur les formes, sur leur provenance précise et sur les temps de leur diffusion ; pour le sujet qui nous concerne ici il s’agit de distinguer les grès du Domfrontais de ceux du Bessin et du Beauvaisis.
Les contextes de mise au jour comportent un certain nombre de biais quant aux restitutions envisageables des formes et donc de leur identification. Les tessons mis au jour dans les latrines ou les fosses-dépotoirs sont en général de grande taille et permettent une bonne évaluation des formes. En revanche, les tessons très fragmentés issus de la fouille des sols de circulation (empierrements de cours) ou d’habitat en terre battue ne mènent que difficilement à la forme.
Enfin, pour ajouter à notre perplexité, pendant longtemps les tessons de grès ont été qualifiés, dans les publications, de grès normands sans localisation précise et de nombreux sites échappent à l’inventaire (Chelles).
Outre la question de l’aire de diffusion des proto-grès et grès du Domfrontais à partir du début du XIVe siècle au moins, il faut s’interroger sur les formes diffusées, sachant que celles mises au jour (1989, 1990, 1995) à la Haute-Chapelle - Orne (la Picaudière, la Goulande, la Pesnière) et à Saint-Georges-de-Rouelley - Manche (1985) sont assez variées et plus ou moins décorées (incisions, ressauts, bandes rapportées, impressions au doigt) : oules, grands pots, terrines, grandes et petites jattes, larges bassins, pichets, cruches, poêlons, tirelires, vases à trois anses, mortiers décorés à « œil de perdrix ».
Certaines productions du Domfrontais s’inscrivent dans un mouvement qui voit la mise au point, à partir du XIVe siècle, de nouvelles formes, les pots pour le stockage alimentaire. Le grand pot « à beurre » est un haut pot volumineux, à la panse légèrement renflée, rétréci au niveau du col à l’ouverture importante ; les anses, de la lèvre à la panse, sont courtes et larges. À partir du XVIIe siècle, la panse devient cylindrique et le volume augmente.
Une autre approche reste difficile à mettre en œuvre, le repérage de productions de capacité normée et standardisée (volume & poids du contenu) comme cela a été possible pour les pichets mis au jour à la Picaudière et datés du milieu du XIVe siècle. Ces pichets sont bien identifiés : panse globulaire, haut col évasé sans bec verseur orné de stries de tournage, longue anse plate verticale de la lèvre au milieu de la panse. Nous les retrouverons dans quelques sites dont certains extérieurs à la Basse-Normandie.
Sa diffusion en Basse-Normandie
C’est à partir du milieu du XIVe siècle que les productions de grès, voire de proto-grès du Domfrontais sont repérées en Basse-Normandie dans tous les types de sites : châteaux urbains ou ruraux, villages, monastères.
Des grands pots de stockage ont été mis au jour sur les sites des châteaux de Caen, du château Ganne à La Pommeraye (Cinglais, sud de Caen), du château de Saint-Vaast-sur-Seulles, du manoir de Fleury-sur-Orne (milieu XIVe siècle). À la Pommeraye et Saint-Vaast, il s’agit de fragments recueillis dans les couches superficielles contemporaines de l’abandon des forteresses dans la seconde moitié du XIVe siècle.
Le château du Thuit à Boulon (Cinglais), comme le château de Caen, a fourni deux exemplaires de pichets.
À Saint-Ursin-de-Courtisigny (entre Caen et Courseulles), un village progressivement abandonné dans le courant du XVe siècle, les grès peu nombreux viennent majoritairement du Bessin. Pour ce qui est des grès du Domfrontais présents au XIVe siècle, on n’observe pas de grands pots à beurre mais des cruches/pichets.
Au lieu-dit la Mercerie, près de Vire, les restes d’une ferme datée des XIVe-XVe siècle incluaient un bâtiment identifié comme un cellier/« laiterie » par son association à des tessons de vaisselle de grès du Domfrontais.
À Jumièges, les restes de pots (XIVe) mis au jour dans ce qui a été identifié comme un cellier de la maison du receveur, étaient sans doute des pots à stocker des revenus en nature.
À l’abbaye de la Lucerne, les fouilles ont révélé, dans plusieurs sépultures du cloître, des céramiques funéraires en grès du Domfrontais qui peuvent être attribuées au milieu du XIVe siècle : le pichet pansu à col cannelé et les deux coquemars, percés après cuisson, contenaient des restes de charbons de bois. Ce rituel de vase encensoir (herbes aromatiques ou encens déposés sur un lit de charbons ardents) déposé dans la tombe ou sur le cercueil est encore une pratique fréquente à cette époque et fait appel à des récipients ordinaires. Le coquemar, une forme nouvelle apparue au XIIIe siècle, est un pot culinaire à panse ovoïde et trapu, à bord court et anse verticale.
La diffusion des pots de grès domfrontais
Leur diffusion dans le Maine
La présence de pots à beurre est attestée avant le milieu du XVe siècle dans le Maine, au Mans, à Saint-Rémy-du-Val (entre Alençon et Mamers) et au sud de Laval (Saint-Pierre-le-Potier).
Sa diffusion en Bretagne orientale
À Dinan, sur le site du couvent Sainte-Catherine dans un contexte stratigraphique des XVe-XVIe siècles, ont été mis au jour des tessons d’un pichet/cruche et de ce qui a été interprété comme une albarelle basse
Les fouilles du château du Guildo (Côtes-d’Armor) révèlent un large approvisionnement de récipients en grès du Domfrontais (12 individus identifiables) : pichet, pots à beurre/sinots, cruchon ? albarelle (fragment). Ces grès forment le groupe technique importé le plus nombreux, à comprendre par la position littorale du site sur les routes de cabotage depuis la Normandie. Leurs positions dans la stratigraphie les date du XVIe siècle.
À Rennes, les données proviennent du site de l’hôpital Sainte-Anne : fosse milieu XVe, cuve d’une buanderie comblée définitivement au milieu du XVIesiècle. Ont été mises au jour les formes domfrontaises habituelles : pots à beurre/sinots dont des formes presque complètes ont pu être reconstituées, pichets. Les grès du Domfrontais y cohabitent avec des grès du Lavallois et du Beauvaisis (coupes).
Des tessons d’un pot à anse, datés du milieu du XVe siècle, ont été relevés au château de Châteaubriant (entre Rennes et Nantes)
La diffusion à Paris et en Île-de-France
Des pots à beurre/sinots du Domfrontais arrivent en Île-de-France (Compiègne) à la fin du XVe siècle bien après les grès du Beauvaisis. Ils ont été mis au jour à Paris dans plusieurs fosses intra-muros dont le remplissage a été daté des XVe-XVIe siècles. Dans la majorité des sites, les grès normands attestés régulièrement depuis la fin du XVesiècle, sont largement surpassés en nombre et en variété de formes par ceux du Beauvaisis puis du Lavallois.
Diffusion dans le Val de Loire (Tours, Poitiers, Orléans)
En Touraine, dans les sites urbains (Tours) comme ruraux (Rigny-Ussé au sud-ouest de Tours), les grès du Domfrontais qui apparaissent dès le milieu du XVe, voire la fin du XIVe siècle, sont mieux attestés à partir du la fin du siècle et perdurent au moins jusqu’au XVIIIe siècle.
La seule forme repérée est celle des pots de taille moyenne ou grands, traditionnellement identifiés pour le transport du beurre depuis la Normandie. La production Domfrontaise cohabite avec les grès du Beauvaisis (milieu XVe), les productions lavalloises (fin XVe) et celles plus tardives du Berry. À Tours, un unique pot sans anse en proto-grès (fin XIIIe) pose question.
À Orléans et Blois des grands contenants et des pichets de petite capacité en grès du Domfrontais sont attestés dès la fin du XVe siècle peu après l’arrivée des grès du Beauvaisis (gourdes, coupelles et tasses). En revanche, à Poitiers, où on privilégie les productions lavalloises dès le XVIe, l’arrivée des grès du Domfrontais est tardive.
La Touraine serait la zone la plus orientale de pénétration des produits du Domfrontais, qui n’ont en outre pas passé la Loire.
La prédominance du pot à beurre
Malgré de forts indices d’une production de formes variées (voir plus haut), la diffusion des grès du Domfrontais dans les zones périphériques plus ou moins lointaines, n’a concerné que deux formes, en tout cas jusqu’à de plus amples recherches : pichets, pots à beurre.
La disparition progressive des pichets à partir du milieu du XVe siècle est généralement expliquée par la mode croissante des verres et gobelets à boire individuels.
La part importante des pots à beurre du Domfrontais dans une large périphérie du Grand Ouest correspondrait à un commerce accru du beurre vers des régions jusqu’alors peu consommatrices et peu productrices. Cet état de fait doit être rapproché des mutations, dans la seconde moitié du XVe siècle, des pratiques culturelles, culinaires et alimentaires. Le goût pour les graisses dans la cuisine, dont le beurre, a longtemps été une affaire régionale. On ne les trouve que dans 5 à 20 % des recettes ; seulement 2 à 10 % des poissons sont servis avec des sauces au beurre ou à l’huile. Le Tractatus de modo preparandi et condiendi omnia cibariarédigé dans le Nord-Ouest de la France au début du XIVe siècle, donne 11 % de recettes utilisant du beurre et les premières versions du Viandierdu cuisinier des rois Charles V et Charles VI, Guillaume Tirel dit Taillevent à la fin du XIVe siècle, n’en donnent que 1 %. La consommation de beurre serait à la fois un phénomène de mode alimentaire et/ou une pratique régionale ancienne plus ou moins marquée. Dans les Pays-Bas bourguignons au XVe siècle, la Zélande et la Frise se distingueraient de la Flandre par une grande consommation de beurre ; en Flandre on préférerait l’huile d’olive ou de navette, la graisse de bœuf ou de porc.
Les Bas-Normands, les Bretons et les Anglais sont de grands consommateurs de beurre alors que c’est une matière grasse peu prisée ailleurs. Tous les jours, on achète du beurre pour la table du duc de Bretagne en 1379 ; au château de Hambye, en 1407-1408, on achète plus de 500 kg de beurre dans l’année.
Le beurre apparaît timidement dans les recettes du XVe siècle. Devant les importations massives de beurre en provenance d’Angleterre et débarquées dans les ports normands (Dieppe, Rouen, Fécamp) après 1470, on ne peut qu’imaginer une production normande insuffisante face à la demande accrue des tables parisiennes, par exemple. Le goût pour le beurre progresse ; au XVIe siècle, il est utilisé dans un cinquième des recettes de la cuisine française et dans la moitié au XVIIIe siècle.
Au XIVe siècle, le passage de beurre au péage de Champtoceaux sur la Loire est quasiment inexistant alors qu’il fait clairement partie de la liste des produits taxés un siècle plus tard.
Reste une question, quel beurre dans ces grands contenants ? À partir des comptes d’approvisionnement des grandes maisons (monastères, châteaux) il faut envisager du beurre salé mais aussi du beurre « cuyt » c’est-à-dire clarifié dont on sait que l’opération de chauffage puis la filtration favorise la conservation. Enfin, il faut s’interroger sur les circuits de ces pots à la sortie des ateliers et sur les contextes (où, qui) de remplissage.
Ce court panorama très imparfait ne peut être que provisoire. Le schéma de la diffusion des grès de Ger ne peut qu’évoluer au gré des fouilles archéologiques et à l’avancée des études céramologiques.
Marie CASSET / AAPG
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61700 Domfront
France
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