Quand la buire fuit, la terrine vole !
- Mortainais Domfrontais
- À la cuisine
Quand la buire fuit, la terrine vole !
Le 9 novembre 1759, un fait divers impliquant des potiers de Ger est rapporté dans une double plainte conservée aux Archives du Calvados (1) : il s’agit d’une querelle entre une cliente et des marchands qui s’est soldée par des plaies, des bosses… et des pots cassés ! Cette affaire va permettre de traiter des buires, cruches et terrines qu’on fabriquait en grand nombre jadis à Ger.
Les protagonistes…et le lieu de l’action.
Catherine Gillette Le Dieu a épousé Jean François Crespin, marchand, le 27 février 1753 à Vire (2). Elle avait alors 28 ans. En novembre 1759, elle est donc une femme d’environ 35 ans… enceinte, selon ses dires. Elle habite Vire, dans la Grande Rue.
Les marchands potiers Jean et François Le Lièvre, père et fils, viennent de Ger ; Michel Le Lièvre, frère de Jean, est aussi présent sur le marché, où il tient un étal… de pots. Ce renseignement est fourni par la plainte déposée le 9 novembre 1759 par Jean et François Lelièvre contre la « femme Crespin ». Il est facile d’identifier la famille, avec l’aide de généalogies présentes sur internet et la vérification des actes dans les registres paroissiaux de Ger. Ces Le Lièvre vivent au Champ Duval, hameau potier actif jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Jean Le Lièvre est né le 17 décembre 1695, et il meurt au Champ Duval le 14 janvier 1768, « marchand ». Son frère Michel est né le 5 mai 1699. Lui aussi décède au Champ Duval moins d’un an après l’altercation, le 30 septembre 1760. Quant à François, le fils de Jean, né le 24 juillet 1733, il a 26 ans au moment des faits… Il disparaît le 14 mai 1807, cultivateur à la Mare-au-Franc, à Ger. Un petit-fils de Michel, Jacques Le Lièvre, est maître potier au Champ Duval à la fin du XVIIIe siècle (3).
La scène se passe « dans la rue de la Chaussée de cette ville [Vire] autrement apelée la Rue aux pots », comme il est précisé dans la plainte des Le Lièvre.
La querelle
Le vendredi 9 novembre 1759, jour de marché à Vire, Michel, Jean et François Le Lièvre ont étalé leurs pots à vendre. Catherine Le Dieu achète à François une buire, qu’elle-même nomme « bie ». On en connaît le prix, six sols. Pour la querelle qui s’ensuit, nous avons deux versions, conservées dans le même registre des archives judiciaires (1).
Selon la cliente, de retour à son domicile, elle a constaté que la buire « coulait par le fond ». Elle est revenue sur le marché pour en demander l’échange. Mais Jean Le Lièvre aurait refusé en disant : « sacré Dié, bougresse, en veux-tu encore une autre ». Joignant le geste à la parole, « […] il lui a donné un violent coup d'une autre cruche qu'il tenoit à sa main par le visage, et, non content de ce premier coup, lui en a donné plusieurs autres, tant avec son poing qu'avec lad[it]e cruche, sur la tête, estomach, bras, et sur toutes les autres parties de son corps ; et en outre, l'a renversée par terre dans le milieu de la rue [...] ». Catherine Le Dieu ajoute que François Le Lièvre s’en est mêlé, et que « sans doute l'un et l'autre l'auroient laissée morte sur la place si plusieurs personnes accouruë au bruit n'en avoient empêché ».
La version des Le Lièvre diffère, on s’en doute ! Selon eux, Catherine Le Dieu serait d’abord allée protester à l’étal de Michel, qui, ne l’ayant pas vendue lui-même, a refusé d’échanger la « buie ». Elle s’est ensuite adressée à Jean Le Lièvre, qui a fait de même. C’est alors que François est intervenu, en proposant le remboursement de la marchandise. Selon ses dires, la cliente aurait prétendu accepter de garder l’objet, si on lui accordait « un liard de diminution ».
François Le Lièvre n’étant pas prêt à accepter un tel marchandage, le ton a monté : Catherine Le Dieu « s'est mise à leurs chanter querelle, et qu'ils étoient des fripons tous ensemble, led[it] Jean Le Lievre père lui ayant dit de se tirer de devant son étal, alors lad[ite] femme a pris une terrine et en a frapé un coup violent par la tête dud[it] Jean Le Lievre duquel lad[ite] terrine est allée en plusieurs morceaux et lui a fait plusieurs contusions à la tête, et ensuite s'est jettée à ses cheveux et l'a renversé par terre dans le ruisseau, et lui a donné plusieurs coups de pied et de poing sur l'estomac et par la tête en le tirant continuellement aux cheveux ; led[it] Francois Le Lievre fils, avec quelques autres, se sont jettés pour les séparer, et ont eu bien de la peine à y parvenir, tant elle étoit acharnée. »
Le document précise qu’en plus des dommages corporels « [...] Dans tout ce tumulte, soit laditte femme Crespin ou gens à elle affidés, par malice ou autrement, ont cassé pour plus de dix ou douze francs de pots à l'étal dud[it] Jean Le Lievre père[...] ». Pour les Le Lièvre, la journée a été mauvaise : pots cassés, et retard occasionné...
Il est bien difficile de juger du bon droit de chacun ! Les deux plaintes sont accompagnées des rapports médicaux, qui décrivent les blessures des uns et des autres, mais le dossier ne présente pas les suites de l’affaire.
Les pots impliqués dans l’histoire
Buires et cruches : elles sont destinées à contenir des liquides. Les buires dites aussi buies ou bies, pour l’eau, sont plus grandes que les cruches destinées au cidre voire au vin dans les cabarets. Le catalogue VÉRON (4), édité à la fin du XIXe siècle, présente ces objets, déclinés en plusieurs tailles :
L’histoire ne dit pas quelle était la dimension de la buire acquise par Madame Crespin le 9 novembre 1759. Précisons que sa forme était sans doute légèrement différente de celles présentées ci-dessus, qui correspondent au catalogue Véron. Elle devait ressembler à celle dont la photographie figure au début de l’article, et ci-après, en arrière-plan ; une buire avec une anse plus plate, et un col un peu plus haut, comme on les fabriquait aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Notre héroïne se plaint que Jean Le Lièvre l’a frappée « d’une autre cruche », qui ressemblait vraisemblablement à celles-ci :
Les cruches à cidre figurant dans le catalogue Véron sont comme de petites buires, dont le col est toutefois plus étroit. Il en est proposé de 7 tailles différentes. Six seulement sont présentées ici :
Les terrines
Selon Jean Lelièvre, La « femme Crespin » lui a cassé une terrine sur la tête ! C’est un instrument contondant peu banal… mais brutal ! Dans le rapport médical qui accompagne la plainte, l’expert consulté dit, concernant Jean Le Lièvre, qu’il a constaté, entre autres blessures : « […] une plaÿe située sur l'angle inférieur du coronal proche le surcil du côté gauche, la ditte plaÿe pénétrante dans les chairs, de grandeur à poser un travers de doigt, de laquelle il est issû beaucoup de sang, et contuse à la circonférence, laquelle paroit avoir été faitte par instrumens contandans et meurtrissans comme coup de bâton, pierres, chuttes sur quelque corps dur ou autres de pareille nature[...] »
À la fin du XIXe siècle, trois formes de terrines sont proposées à la vente par Augustin Véron dans son catalogue. La terrine cuvette ou fond large est de petite dimension (contenance 3 l.). La terrine sans autre précision est proposée en 4 tailles différentes. À fond plus étroit, les terrines classiques se nomment « fouette » (5 l.), « chicandelle » (7 l.), « quarantaine »(10 l.) et « bâtarde » (12 à 13 l.).
À ces deux modèles traditionnels, s’ajoute la terrine forme Noron, ou avec anse au côté proposée sous trois formats différents, mais sans dénomination particulière ! Ce modèle nouveau est seulement désigné par sa taille, 1re, 2e ou 3e grandeur… Quant à l’article 11, il présente les Pots à lait. Leur forme fait penser à une terrine haute, mais ce ne sont pas des terrines ! Cette catégorie de pots est à ranger avec tous ceux qui touchent à la production de lait et de ses dérivés, dont il y aurait beaucoup à dire, tant ils ont été importants pour les potiers de Ger.
… Fin de l’histoire… !
Ces évènements prouvent bien le caractère utilitaire des poteries de Ger : non seulement elles sont des contenants inégalables pour les ménagères, mais elles peuvent se transformer en armes à l’occasion !
Evelyne Tiercelin / AAPG
(1) Archives départementales du Calvados, Vire, bailliage criminel. Enquêtes et procédures, liasse 5 B 443. Toutes les citations présentes dans l’article proviennent de ce dossier. Les deux plaintes y sont enregistrées à la suite, et datées du 9 novembre 1759.
(2) Archives départementales du Calvados, Registres paroissiaux de Vire, 1751-1760, vue 121/625.
(3) Actes de décès : Jean Le Lièvre, AD 50, Ger 1768, E 92, vue 4/45 ; Michel Le Lièvre, AD 50, Ger 1760, E 84 vue 47/60 ; François Le Lièvre, AD 50, Ger An XI-1812, 3 E 200/1, vue 775/1560. Concernant Jacques Le Lièvre, petit-fils de Michel : l’acte de naissance de sa fille Marie-Françoise en 1790 le mentionne comme maître potier, AD 50, Ger 1790, E 113, vue 19/46.
(4) « Poterie de Grès et Poterie Jaune. Briqueterie. Ancienne maison Jacques Véron. Augustin Véron, fils, successeur. Usines à GER (Manche) et à BROUAINS près SOURDEVAL (Manche) ». Édité par la Librairie-papeterie DELCOURT à Sourdeval. Non daté. On sait que dans le recensement de 1886, [conservé aux Archives de la Manche, dépôt de la mairie de Ger, en cours de classement] Jacques Véron est encore fabricant. Dans celui de1891 [conservé dans les archives de la mairie de Ger], son fils lui a succédé. Ce catalogue présente les articles de poterie proposés à la vente par Augustin Véron. Il est très précieux pour connaître la production potière à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
rue Chaussée
14500 Vire-Normandie
France
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