Un patrimoine industriel exceptionnel à préserver !
- Bessin
Désiré Ygouf (1842-1904), le novateur
Ouvrier potier puis, de 1868 à 1883, maître potier dans un atelier du Tronquay employant quatre ouvriers, Désiré Ygouf fait construire en 1887 dans la même commune du Bessin, au village de la Tuilerie, une fabrique de poterie qui dispose d’un malaxeur à manège, grande nouveauté technique pour l’époque.
Dans ce centre potier de Noron/Le Tronquay « où toute innovation semble absente » à la fin du XIXe s. rappelle René de Brébisson, ce maître potier semble en effet se démarquer. Sa femme, Anaïs Langlois, et lui auraient lancé la mode des poteries « fantaisie » décorées de branches de pommier en applique. À la même époque, il expérimente également une production de grès flammés.
René de Brébisson en 1897 l’encourage dans ce sens : « Il n’y aurait donc pas de progrès à signaler, si je n’avais à parler des tentatives de M. Désiré Ygouf. Depuis quelques années, il a adjoint à sa fabrication courante de poteries de grès, des essais de céramiques artistiques. Ses grès flammés à reflets métalliques sont forts intéressants. Quelques-unes des pièces exécutées par lui peuvent rivaliser avec celles de Vallauris ; d’autres rappellent les faïences persanes. Il faut espérer que M. Ygouf ne s’arrêtera pas en si beau chemin. »
Dans le bulletin de la Société des sciences, arts & belles Lettres de Bayeux de 1900, un article relate l'exposition artistique et industrielle des fêtes Alain Chartier qui s'est tenu en 1898 : "M. Ygouf, du Tronquay, a apporté une nombreuse collection de grès artistiquement décorés. Ses grès ne sont point recouverts d'émail, c'est de l'argile de Noron dans tout son naturel. La plupart de ses vases sont recouverts d'ornements agréablement modelés et appliqués. Ils ont, en outre, l'avantage de ne pas être d'un prix trop élevé. M. Ygouf a présenté aussi des pièces émaillées d'un agréable effet. Un plat, genre hispano-arabe, est fort bien réussi. La fabrication de M. Ygouf a, depuis quelques temps, fait de réels progrès. Nous engageons fortement ce potier laborieux à continuer de marcher dans la voie des améliorations."
C’est très probablement au contact de Louis Étienne Desmant, qui s’est installé à cette époque dans le Bessin, que Désiré Ygouf expérimente ces émaux. Innovation qui a dû être éphémère car aucune trace de cette production flammée signé Ygouf n’a jusqu’à présent été retrouvée.
À la fin du XIXe s., la poterie emploie 12 tourneurs et réalise 90 fournées par an. La cuisson est pratiquée dans des fours à flamme directe et à tirage horizontal.
Le carnet de commande de l’année 1896 précise les lieux de vente. Un représentant sillonne la Calvados, la Manche, la Seine-Inférieure et les départements bretons prenant ses commandes de poteries utilitaires auprès des marchands de vaisselle, des épiciers et divers petits négociants. À cette époque, les poteries de « fantaisie » ne servent que de cadeaux publicitaires.
Cette année-là, les commandes les plus importantes concernent les bouteilles (16 000 pièces) les terrines (13 700 pièces), les pots à salaison (5 000 pièces) et les mahons (3 300 pièces).
Ses fils, Auguste et Émile, deviennent propriétaire de la fabrique en 1903 et complète sa motorisation. Cette usine est alors, au début du XXe siècle, la plus importante du Tronquay.
René Castel (né en 1897), le constructeur de fours
La fabrique devient la propriété de René Castel en 1925.
Poursuivant cette démarche de progrès, ce dernier fait construire dix ans plus tard, deux grands fours circulaires de 60 m3 à flamme renversée dont le tirage est assuré par une grande cheminée cylindrique construite en brique. Les fours, également en brique, sont cerclés de fer afin de prévenir toute fissuration lors de la cuisson. Chacun possède six alandiers alimentés au bois jusqu’à 1964. Chaque fournée d’une durée de 70 h consomme 70 stères.
René Castel construit plus tard un four rectangulaire à flamme renversée chauffé au gaz dont le tirage est assuré par une deuxième cheminée de brique.
Dans la halle des fours, un vaste espace permet le séchage des pièces. Depuis cette halle, on accède à un vaste atelier de tournage comportant plusieurs postes, éclairé au nord par de vaste verrières.
L’usine est complétée d’un atelier de préparation de la terre constitué de deux terriers d’une capacité de 10 m3. La terre extraite des carrières toutes proches est arrosée afin de « pourrir » avant d’être travaillée. L’argile est d’abord rapidement marchée aux pieds puis passée dans un malaxeur-broyeur et enfin dans une étireuse-dégazeuse.
René Castel utilise également les services d'un commercial du Havre qui démarche les lieux de vente et organise des expositions-ventes dans les villes où existent une clientèle.
Yves, Annick et Isabelle Cheval, les gardiens de la mémoire
En 1972, Yves Cheval et sa femme Annick Caigneux achètent le fonds de commerce, l’ensemble des bâtiments, les carrières d’argile, le stock de poteries utilitaires et d’art ainsi que tout le matériel de l’usine dont les deux fours circulaires et un four carré.
Les fours sont désormais chauffés au fuel et la cuisson dure 48 heures. Ils sont entretenus régulièrement et les alandiers sont refaits tous les 10 ans.
En 1989, deux ouvriers travaillent encore à la poterie en assurant l’ensemble des opérations. La gamme de produits s’est réduite à des pièces de vaisselles et des bouteilles de calvados écoulées chez des grossistes et des distillateurs.
Aujourd’hui, l’usine ne produit plus mais constitue désormais un patrimoine industriel exceptionnel. De la réserve de terre de Noron à l’ancienne production art déco de Castel, en passant par l’atelier de préparation de la terre, le vaste atelier de tournage, les espaces de séchage et les trois fours à flamme renversée, l’ensemble de la filière de production est encore présent.
Annick et sa fille Isabelle sont les gardiennes passionnées de 130 années d’histoire potière du Bessin. Elles accueillent avec plaisir des visites pour faire découvrir cette exceptionnelle usine,... mais aussi leur jardin potager cultivé en permaculture. Dans les anciennes carrières d'argile s’est développée une grande biodiversité protégée et étudiée par le Conservatoire des espaces naturels de Normandie.
Souhaitons vivement que cet ancien site industriel restera encore longtemps accessible et en état et que des acteurs publics ou privés découvriront rapidement l’intérêt de le préserver.
François Toumit / AAPG / 2020
Merci à Annick et Isabelle Cheval pour leur accueil et leur disponibilité ainsi qu'à Philippe Bernouis qui a réalisé une monographie du site en 1989 pour le compte du service régional de l'inventaire.
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La Tuilerie
14490 Le Tronquay
France
Commentaires
Patrimoine vivant à St Samson la Poterie
Merci pour ce reportage !
Connaissez vous l’entreprise des Carrelages de St Samson fondée en 1836 et toujours en activité dans le Pays de Bray ?
https://www.carrelages-de-st-samson.com/
Les fours sont d’époque ,intermittents à flamme renversée.
Peut se visiter.
Le Pays de Bray normand et…
Le Pays de Bray normand et celui de Picardie possèdent une histoire potière commune.
Nous sommes preneur d'un article sur l'histoire potière de Saint-Samson et de celle de votre entreprise, dans l'esprit de l'article sur la fabrique du Tronquay.
Merci de l'intérêt que vous portez à ce site internet.
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