Une découverte inattendue : une « fayencerie » à Ger au XIXe siècle !
- Mortainais Domfrontais
La commune de Ger, située au coeur de la forêt de la Lande pourrie pourvoyeuse de bois, et proche des carrières d’argile de la Haute-Chapelle, est bien connue pour son activité de fabrique de grès depuis le Moyen âge. Les études réalisées sur la poterie de Ger mentionnent de nombreux hameaux pourvus de fours, avec des variations dans les localisations au cours des siècles. La Prise Boulay n’est pas répertoriée parmi ces lieux de production, et il est encore moins question de fabrication de faïence. Pourtant, les archives gardent la trace de ces deux activités dans le village, tout au moins au XIXesiècle. Que s’est-il passé à la Prise Boulay ? Peut-on parler de faïence ?
Où il est question d’une « fayencerie » à Ger
Un document daté de 1843 provenant des archives de la mairie de Ger en dépôt aux Archives de la Manche, qui fait un état des lieux des activités industrielles dans la commune, mentionne une « fayencerie » en plus des vingt « fabriques de poteries de terre de grès ». Cette « industrie » est située à La Prise Boulay, et pratiquée par un certain « Monsieur GRAINDORGE », dont le prénom n’est pas précisé. D’après ce document, l’établissement aurait moins d’ouvriers que les fabriques de poteries, mais ils seraient mieux payés ! Une autre source repérée par Gildas Le Guen, responsable du Musée de la Céramique à Ger, présente un M. Graindorge qui innove : en 1840, l’Annuaire des cinq départements de l’ancienne Normandie, publié par l’Association Normande, relate une séance générale tenue le 25 mai 1840 où « sont présents « ESNEU maire, à Ger et ROBBES-BISSONNIERE, fabricant de pots à Ger ».
Un des sujets abordés est la fabrication de la poterie dans la commune de Ger : « … Une vingtaine de fourneaux sont en activité dans cette petite commune, qui s’approvisionne en terre au dehors, et n’a fait jusqu’ici que bien peu d’efforts pour sortir d’une routine de trois siècles. Un seul fabricant a essayé d’améliorer la poterie au moyen de l’application d’un vernis, et il y a bien réussi. Ce fabricant est M. GRAINDORGE qui, présent à la séance, a apporté quelques échantillons de sa nouvelle fabrique. L’association les examine avec intérêt, et lui adresse de vives félicitations »….
M. GRAINDORGE reçoit une médaille d’argent pour récompenser ses efforts… Le rapport ne mentionne pas de prénom ! Cela permet toutefois de comprendre que la production de « M. GRAINDORGE » est dérivée de la traditionnelle poterie de Ger, sur laquelle serait posé un « vernis » ; le terme de faïence n’est pas utilisé, alors qu’il est présent dans la description des activités industrielles de Ger en 1843.
Qui est M. GRAINDORGE ?
Des dénombrements de population et recensements ont été conservés pour la commune de Ger. C’est en les consultant qu’on peut savoir que notre M. GRAINDORGE, enregistré comme « fabricant de fayence » à la Prise Boulay, se prénommait Jean François, quelquefois seulement désigné par son premier prénom, Jean.
Il est le fils de Pierre François GRAINDORGE, qui s’est marié à Ger en 1778 avec Marguerite Gabrielle ROBBES. De cette union, dix enfants, dont Jean François, sont nés entre 1779 et 1798. Dans son acte de mariage, et dans les actes de naissance de ses enfants jusqu’en 1798, Pierre François GRAINDORGE est déclaré « laboureur », ou « propriétaire » quand une mention de métier est présente. Cela n’exclut pas une éventuelle activité potière, mais rien ne permet de l’affirmer avec certitude ! En revanche, en 1809, 1810, et 1816, on le trouve « fabricant de pots » dans les actes de mariage d’une nièce et de ses trois filles, tout comme il l’est dans la liste de dénombrement des hommes âgés de 20 à 60 ans de la commune de Ger, établie pour 1813 et 1814. On peut ajouter que c’est une activité familiale, puisque ses fils y sont associés, surtout Jean François : on le rencontre « fabricant de pots » en 1810, 1813, 1814 et 1816, alors que son frère aîné Pierre Marin Gabriel n’apparaît comme tel qu’en 1813, et son frère puîné Michel Gabriel seulement en 1816.
Dans les années qui suivent, seul Jean François conserve manifestement des liens avec l’activité potière. Ses frères semblent avoir un autre destin. Son frère aîné quitte Ger : il se marie à Marans, Charente inférieure, en janvier 1817. À ce moment-là, il est déclaré « journalier ».
Michel Gabriel est fabricant en 1816, mais pas en 1813-1814 ; ce n’est pas une anomalie ou un oubli : à ces dates, il est « soldat de Napoléon ». Son dossier militaire précisait un surnom : « Michel Graindorge, dit Ger » (renseignements rapportés par Christian Henri dans Ger, un village normand à travers les siècles,t II p. 30). Il est peut-être le Michel GRAINDORGE qui vit à la Prise Boulay, selon le dénombrement de 1831. Il n’est pas potier, mais garde forestier. Toutefois, comme un seul prénom est mentionné sur le document, on ne peut en être sûr. Il ne semble pas être décédé à Ger.
C’est donc Jean François GRAINDORGE qui a maintenu l’activité potière à la Prise Boulay.
La Prise Boulay, site potier oublié
L’existence d’un atelier potier à la Prise Boulay n’avait pas jusqu’à présent été repérée. A. Leneveu, instituteur à Ger, n’en parle pas quand il écrit en 1921 un article intitulé Les poteries de Ger, il y a un siècle, dans lequel il fait l’inventaire des fabricants vers 1840 (1). De même, ce site n’apparaît pas dans la liste des établissements potiers de Ger répertoriés dans le bulletin paroissial de mars 1933 par le curé, L. Quesnel.Enfin, la Prise Boulay n’est pas davantage mentionnée par Daniel Dufournier et Bruno Fajal sur la carte où ils localisent les « villages et hameaux potiers de Ger encore en activité au milieu du XIXe siècle », dans l’article sur les fours mixtes du centre potier de Ger qu’ils publient en 1996 (2)
Le cadastre de 1812 mentionne plusieurs parcelles appartenant à la famille GRAINDORGE (3). La présence d’un four à pots n’est pas signalée dans l’état de sections, mais une construction pourrait y correspondre, entre les parcelles 1318 et 1319 qui appartiennent à Pierre GRAINDORGE. Et dans l’état de sections de 1815, on trouve noté « cour et magazin » sur la parcelle 1341, qui lui appartient aussi.
Une visite de terrain a été organisée par des membres de l’Association des Amis de la poterie de Ger en juillet 2020. Le propriétaire actuel du terrain a confirmé avoir aplani l’endroit il y a plusieurs années. À l’emplacement supposé du four, se trouvent une grande densité de tessons poteries, parmi lesquels on reconnaît les formes classiques des poteries de grès fabriquées à Ger. On peut apercevoir aussi des débris de maçonnerie et de résidus de cuisson vitrifiés. Le tout pourrait bien indiquer qu’un four à pots a existé à cet endroit !
Il reste à déterminer quand et comment Jean François GRAINDORGE a cherché à innover pour transformer une traditionnelle activité de poterie en ce qu’il a appelé « fayencerie ».
L’aventure de la « fayencerie » de Ger
Pour approcher un peu plus l’histoire de l’activité faïencière sur le site, il est utile de compléter les renseignements obtenus dans les recensements par ceux trouvés dans l’état-civil, plutôt précis à Ger. Le dénombrement de 1831 et le recensement de 1841, conservés dans les archives de la mairie de Ger, enregistrent Jean François GRAINDORGE comme « fabricant de fayence », de même que le recensement de 1846 en dépôt aux Archives de la Manche. Cette activité est confirmée par son acte de mariage avec Anne MITRÉCEY le 20 janvier 1845, et par quelques actes de décès ou de mariage de proches pour lesquels il a signé comme témoin.
Ces documents aident à déterminer combien de temps a duré l’aventure de la « faïencerie » de Ger. Elle est active de façon certaine entre 1831 et 1846 : entre ces deux dates, Jean François GRAINDORGE est toujours présenté comme « fabricant de fayence ». En revanche, entre 1849 et 1853, date de son décès, il est désormais déclaré « cultivateur », tant dans l’état civil que dans le recensement de 1851. Il est vraisemblable que la fabrique de « fayence » a cessé entre 1846 et 1849.
Le contexte du passage de l’activité strictement potière du début du XIXe à la fabrication de « faïence » n’est pas connu dans l’état actuel de la recherche. On sait qu’entre 1824 et 1828, le père, Pierre GRAINDORGE, déclaré chef de ménage, est « cultivateur à la Prise Boulé ». Sa maisonnée compte 3 hommes. La liste du dénombrement qui fournit ces renseignements, conservée aux Archives de la Manche, est alphabétique ; il n’y apparaît pas d’autres GRAINDORGE. Jean François et Michel sont peut-être dans la même maison, potiers ou non… Mais le document n’en dit rien, puisque seul le « chef de ménage » est cité ! Pierre GRAINDORGE est trop âgé pour figurer sur le dénombrement de 1831, conservé dans les archives de la mairie de Ger, qui ne mentionne que les hommes ayant entre 20 et 60 ans. Il n’est donc pas possible de savoir s’il vit encore à la Prise Boulay à cette date, alors que son fils est officiellement « fabricant de fayence ». Ce qui est certain, c’est qu’il meurt à 84 ans, le 19 janvier 1839 à Saint-Georges-de-Rouelley, sans doute chez une de ses filles. Pour le moment, rien ne permet de préciser quand exactement Pierre GRAINDORGE arrête son activité potière, ni quand son fils devient « fabricant de fayence ». Et il reste à savoir à quoi ressemblait la « fayence » produite par Jean François GRAINDORGE…
Mystérieuse faïence de Ger...
La poterie de Ger est bien connue : c’est un grès, d’une grande finesse, pour une production de pièces essentiellement utilitaires. Il peut y avoir des décors en applique ou à la molette, mais ce n’est pas l’essentiel de ce qui est produit. Les pots n’ont pas besoin d’être émaillés pour être étanches, et leur qualité pour la conservation des aliments est reconnue depuis des siècles.
La faïence, quant à elle, est une terre cuite poreuse recouverte d’une glaçure, c’est-à-dire d’une mince couche de verre imperméable, appelée aussi vernis. Cette glaçure peut être transparente ou opaque, colorée à partir d’oxydes, mate ou brillante. Dans le four, ce vernis devient dur au moment du refroidissement. La faïence la plus connue est une poterie de terre recouverte d’un émail stannifère, de couleur blanche, qui peut être décorée. Rien de tel dans ce que nous connaissons de la production potière à Ger. L’émaillage ne semble pas être une pratique locale. Seule une glaçure au sel peut donner un aspect brillant aux poteries qui sont exposées aux projections de sel dans le four à la fin de la cuisson (4). Alors qu’a-t-on pu appeler « fayence » à Ger, dans la première moitié du XIXe siècle ? N’a-t-il pas suffi qu’un des potiers ait utilisé un émail ou un engobe pour décorer ses pots de grès pour qu’une « fabrique de fayence » côtoie les vingt « fabriques de poteries de terre de grès » mentionnées en 1843, comme le laisse entendre d’ailleurs l’Annuaire des cinq départements de l’ancienne Normandie, publié par l’Association Normandede 1840 (déjà cité).
La visite en 2020 sur le site probable du four à pots de la famille GRAINDORGE a fait apparaître quelques fragments de tessons avec une face brun foncé, voire presque noire, de ce qui pourrait être un engobe dont il faudrait connaître la composition.
Or, les collections du MUCEM (Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée à Marseille) recèlent une fontaine en grès de Ger peinte « à engobe simple », qui démontre qu’au moins un potier a expérimenté un engobe. Se pourrait-il que ce fut Jean-François GRAINDORGE ? Est-ce là ce qu’il appelait « fayence » ?
Pour le moment, rien ne permet de le savoir. Une analyse scientifique des tessons retrouvés permettrait peut-être d’en dire plus (5).
Fiche d’inventaire du MUCEM
N° d’inventaire : 1962.120.17.1-2
Matériaux & techniques : pate grésée, au tour, peint à engobe simple.
Description : Fontaine en grès gris façonnée au tour et colorée à l'engobe brun foncé au manganèse. Corps ovoïde à petit col court cylindrique ; deux poignées latérales en forme de bouton évidés au centre avec des tiges de métal enroulées autour ; décor appliqué : croix terminée par des cercles, à gauche un oiseau et à droite un rameau stylisé ; bouchon en forme de tête masculine coiffée d'un bicorne, avec une base qui s'emboîte dans l'ouverture.
Quoiqu’il en soit, il est certain que notre « fayencier » a essayé de changer ses pratiques. Les quelques documents retrouvés le disent. Il convient d’ajouter que dans celui de 1843 cité au début de l’article, qui recense les « industries » présentes sur le territoire de la commune de Ger, il est dit que la fabrique de « fayence » emploie 15 ouvriers, payés de un franc cinquante à quatre francs (le document ne précise pas si c’est par jour ou par semaine). Les ateliers de poteries de grès, dont le nombre d’ouvriers peut être de quarante selon Gabriel ESNEU, maire, - et sans doute lui-même le plus gros fabricant de poteries du moment -, offrent des salaires compris entre vingt centimes et deux francs. La différence de salaire entre les deux types d’activité est importante, ce qui peut être l’indice d’une plus grande complexité des tâches, et de savoir-faire particuliers exigés des ouvriers dans la fabrique GRAINDORGE. Cela dit, il semble que cette production reste un peu confidentielle : la valeur annuelle de la production est estimée par le document à une somme comprise entre 4 500 et 5 000 francs, quand, dans le même temps, les fabriques de poteries de grès ordinaires gagneraient en moyenne 10 000 francs…
En guise de conclusion…
Pour l’instant, on ne sait pas exactement quand débute la fabrication de pots à la Prise Boulay, ni à quel moment la poterie traditionnelle a laissé la place à une nouvelle production céramique, qui se voulait sans doute moderne. Jean François GRAINDORGE a vraisemblablement continué à utiliser la terre extraite des carrières de la Goulande, sur la commune de la Haute-Chapelle, mais nous n’avons encore aucune certitude sur l’aspect des objets qu’il a pu fabriquer sous le nom de « fayence ». En revanche, il semble bien que l’activité potière sur le site de la Prise Boulay s’arrête avec l’échec de sa faïencerie, entre 1846 et 1849…
Evelyne Tiercelin, membre de l’AAPG / septembre 2020
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(1). A. Leneveu : Les poteries de Ger il y a un siècle, in Société Historique et Archéologique de l’Orne, tome XLIII, Janvier-Avril 1924, pp. 162-168.
(2). Dufournier Daniel, Fajal Bruno. Les « fours mixtes » du centre potier de Ger (Manche)..... In: Revue archéologique de l'ouest, tome 13, 1996. pp. 177-183.
(3) Deux propriétaires du nom de GRAINDORGE dans l’état de sections du cadastre de 1812 : Pierre François GRAINDORGE, « fabricant de pots », et la veuve de François Guillaume GRAINDORGE, cultivatrice, frère du précédent. À noter, le concernant, qu’il était absent en l’an II à la naissance de son fils Michel, « parti volontaire depuis trois mois », et qu’il n’a pas reparu, comme les actes de mariage de ses deux filles en 1809 et 1810 l’indiquent.
(4). Précision apportée par G. Clouet, membre de l’AAPG : la glacure au sel provenait de la réaction chimique du chlorure de sodium projeté dans le four à très haute température avec la silice et l'alumine de l'argile en train de se vitrifier pour former une glacure de silico-aluminate de sodium.
(5). La présence d’un engobe pose la question de la température de cuisson des poteries ainsi traitées.
rue du château
50850 GER
France
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