Cinq bouteilles de grès dans le mur d’une église de Regnéville-sur-Mer !
Une intéressante découverte
Lors de récents travaux de réfection de maçonnerie dans le mur sud de la nef de l’église d’Urville (commune de Regnéville-sur-Mer – Manche) ont été mises à jour, par le maçon, cinq poteries de grès implantées au cœur du blocage de cette maçonnerie.
Après nettoyage partiel et quelques recollages d’éléments sur deux bouteilles, leur étude a permis de mieux les identifier. Les cinq poteries sont des bouteilles car elles ferment au bouchon. Elles présentent les caractéristiques suivantes :
- Une bouteille droite en grès sans anse, présentant des traces de cuisson. Son col cassé permet cependant facilement de l’identifier : elle provient d’un atelier du Mortainais- Domfrontais sous l’appellation « bouteille de Ger » (Manche). https://ceramique-traditionnelle-en-normandie.fr/article/la-bouteille-en-gres-de-ger
- Une deuxième bouteille droite en grès, remarquablement conservée avec un col « poulie », encore fermée au bouchon. Elle présente des traces de cuisson au bois (effets de cendre et larme de potier) et proviendrait probablement du centre potier de Vindefontaine dans le Cotentin (Manche). C’est une très belle poterie de grès utilitaire. https://ceramique-traditionnelle-en-normandie.fr/article/les-poteries-de-vindefontaine
- Les trois autres bouteilles, appelées « choquets » dans le Cotentin, possèdent un corps renflé de forme identique mais de taille différente :
- Une bouteille ansée en terre rouge dont l’anse et le col sont cassés. L’emplacement des attaches de l’anse laisse supposer qu’elle a pu être fabriquée à Vindefontaine ou à Néhou (Cotentin – Manche)
- Une deuxième bouteille ansée qui a pu être partiellement reconstituée pourrait provenir du même atelier que la précédente.
- Une troisième bouteille ansée plus petite, en partie reconstituée qui pourrait provenir du Cotentin ou d’un atelier du centre potier de Noron-la-Poterie (Calvados).
- Ces bouteilles étaient accompagnées de bouchons de liège.
Quand ont-elles intégré le mur de la nef ?
L’actuelle église d’Urville a été reconstruite entre 1840 et 1953 précise la « Conférences ecclésiastiques d’Urville » – Archives diocésaines, 1866 (d’après http://objet.arts.manche.fr/ )
Juste Boulan devint curé d’Urville le 16 mars 1840. « Son premier soin fut de doter son église d’un maître-autel avec sa garniture. Cet autel, fait par Duccini, fut payé la somme de 1800 francs, en grande partie au moyen d’offrandes faites par les paroissiens. Mr Boulan exerça son zèle surtout dans la reconstruction de son église devenue insuffisante pour sa population. Cette entreprise hardie s’exécuta avec un entrain admirable ; tous les paroissiens voulurent y concourir. Les carrières donnèrent la pierre, les piqueurs préparèrent la pierre de taille. Les cultivateurs firent tous les transports, en sorte que la fabrique n’eut à débourrer qu’une somme de 850 francs pour la construction de la tour. En 1853, Urville se trouva enfin en possession d’une très jolie église. »
L’ancienneté présumée des poteries peut tout à fait correspondre à cette période de reconstruction de l’église. Les traces de chaux à l’intérieur des pots et sur leur tranche montrent qu’elles étaient cassées lorsqu’elles ont été maçonnées, à l’exception de la bouteille droite de Vindefontaine.
Il faudrait rechercher la date d’apparition des bouchons de liège dans la Manche pour apporter ou non un indice supplémentaire.
Quelles peuvent être les raisons de leur emmurement ?
Dans d’autres églises ont été retrouvés des poteries dans des murs.
Attesté par les archéologues et mentionné par Viollet-le-Duc, le plus connu des usages concerne l’implantation de « vases acoustiques », entre le XIe au XVIIIe siècle avec plus de 200 cas en France.
Il s’agit de récipients en terre cuite insérés dans les chœurs des églises avec leurs larges ouvertures affleurant le nu de la paroi intérieure du mur. Ils étaient destinés à amplifier les sons.
Différentes hypothèses ont été avancées par les chercheurs : alléger les murs, servir de joint de dilatation ou de nichoir à oiseaux ! Mais des mesures acoustiques sur le site de l’abbaye Notre-Dame-des-Anges dans le Finistère ont confirmé qu’ils ont été installés pour cet usage. www.abbayedesanges.com
En Basse-Normandie, ils sont présents dans les églises de Bion (Manche), de Vouilly (Calvados) de Magny-le-Désert, de Genelay, de Bellou-en-Houlme (Orne), etc.
Un remplissage du mur
Mais ici, à Urville, rien de tout cela !
La position et la forme des pots de l’église ne permettent pas de retenir cet usage acoustique. Ces bouteilles auraient alors été utilisées comme matériau de blocage à l’intérieur du mur lors de son montage, comme des pierres de tout-venant. Le fait qu’elles étaient cassée justifie ce réemploi.
Cet usage s’est retrouvé lors de travaux de restauration d’autres églises. Ainsi à Comblot, une petite commune du Perche dans l’Orne, dans l’église a été découvert, en 1998, lors d’une réouverture d’une baie médiévale obturée au XIXe siècle, un ensemble de céramiques et de bouteilles en verre qui avaient servi à boucher cette baie. L’étude des grès a permis d’identifier les ateliers de production : le Maine, le Domfrontais, le Bessin-Cotentin, Orléans et la Saône-et Loire.
Cette découverte ornaise a permis à l’anthropologue Thierry Bonnot (CNRS/EHESS) d’étudier la circulation des objets manufacturés ainsi que l’évolution d’usage de ces objets : ils passent de l’utilitaire au déchet puis deviennent patrimoine.
Découvrez le résultat de cette recherche dans l’article « Itinéraire biographique d’une bouteille de cidre ». https://journals.openedition.org/lhomme/24809
Le docteur Stephen-Chauvet, collectionneur manchois de poteries dans la première moitié du XXe siècle, possédait également une bouteille de Néhou qui aurait été découverte intacte dans la maçonnerie du chœur de l’église de Geffosses (Manche). Cette collection de céramiques normandes est aujourd’hui à découvrir au Musée Quesnel-Morinière à Coutances.
Mais les plus spectaculaires des poteries retrouvées dans la maçonnerie se situent dans les centres de production potière ou l’on n’hésitait pas à monter des murs entiers avec des poteries déclassées ou invendues.
Les poteries voyagent !
Comme dans l’église du Perche, les bouteilles trouvées dans la maçonnerie de l’église d’Urville ont voyagé. Rien d’étonnant à cela car les maîtres potiers fabriquaient mais aussi commercialisaient leurs productions. Ainsi les 21 fabricants de pots de Ger, vers 1840, assuraient la diffusion de leur production en Normandie mais aussi à Rennes, Nantes, Laval, comme le rappelle l’instituteur de Ger A. Leneveu en 1921, dans le Bulletin de la Société historique et archéologie de l’Orne
Ainsi les pots d’Urville proviennent du nord et le sud du département de la Manche, entre 50 et 100 kilomètres de leur lieu de découverte.
Reste une énigme ! Pourquoi la bouteille de Vindefontaine, intacte et munie d’un bouchon s’est-elle retrouvée maçonnée ? Peut-on imaginer que les maçons et les paroissiens, à un certain stade de la construction pour marquer un événement, aient enfouis symboliquement un récipient contenant un liquide (eau bénite, eau de vie ?) ?
François Toumit / AAPG / avril 2023.
route d'Urville
50590 Regnéville-sur-Mer
France
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